Sur Le Fanatisme dans la psychanalyse, de Manuela Utrilla Robles
Par François Villa
Avec Le Fanatisme dans la psychanalyse. Quand les institutions se déchaînent ..., Manuela Utrilla Robles, qui nous a hélas quittés en février 2022, s’attaque à une question peu traitée et dont elle nous montre les effets néfastes pour la liberté de pensée dans les associations et sur la vie psychique de ses membres. C’est un livre rare et original, « un livre essentiel » comme l’écrit Marilia Aisenstein dans sa préface.
Ce qu’elle met à jour des menaces qui pèsent sur le respect et la dignité (deux notions cruciales pour l’auteur) des personnes dans les communautés psychanalytiques dépasse celles-ci et concerne de fait l’ensemble de la société et les divers groupes qui la composent.
La singularité de son étude des formes de pouvoir et de leurs destins est qu’en portant sur les sociétés de psychanalystes, elle nous confronte au paradoxe de l’extrême vulnérabilité de ces sociétés que nous aurions cru plus à même d’éviter le fanatisme et ce qu’elle désigne, d’une part, comme le terrorisme intellectuel et, d’autre part, le phénomène de la cascade fanatique dans laquelle tombent l’institution et ses membres de manière active ou passive.
Nul ne peut prétendre qu’une psychanalyse personnelle ou une formation psychanalytique garantit un fonctionnement psychique constamment «mature».
Par idéalisation (négative ou positive) le profane aurait pu croire que les membres des sociétés psychanalytiques, qui ont dû suivre une formation longue et rigoureuse qui leur a fait expérimenter in vivo, les effets de la réalité psychique, seraient mieux préparés que le commun des mortels à prendre en considération la puissance des motions et processus inconscients et leur action insidieuse dans la vie institutionnelle. Eh, bien, il n’en est pas ainsi – loin de là. Le profane, mais aussi le psychanalyste qui n’a que trop tendance à vouloir partager la même illusion, seront contraints, à la lecture de ce livre, de concéder que nul ne peut prétendre qu’une psychanalyse personnelle ou une formation psychanalytique garantit un fonctionnement psychique constamment « mature » (dixit Manuela). Ce constat, qui blesse les prétentions du psychanalyste qui voudrait se croire analysé une fois pour toutes et donc apte à saisir les processus inconscients de transfert, nous impose d’affronter diverses questions :
Comment est-ce possible que ces psychanalystes se révèlent finalement si bons candidats pour céder aux sirènes des mécanismes et processus fanatiques ?
Comment peuvent-ils entrer implicitement mais allégrement en guerre contre l’amour de la vérité en érigeant les erreurs de pensée en équivalents de la vérité (dues aux biais cognitifs que provoquent les effets de l’inconscient sur les processus de pensée au nom d’un principe de plaisir méconnu) ?
Comment peuvent-ils en arriver à entraver cette liberté de pensée et cet esprit critique dont le développement est l’une des finalités premières de la psychanalyse ?
Pourquoi les psychanalystes, dont la discipline a tant contribué à la compréhension des dynamiques groupales et à la mise à jour des processus de régression qui les régissent, pris dans leur propre vie groupale se comportent-ils comme des ignorants en oubliant de s’appliquer à eux-mêmes ce qu’ils ont dévoilé quant à la vie des groupes ?
Comment est-il possible que, non seulement, un leader (qui n’est souvent qu’une personne assez ordinaire) s’impose si facilement à un groupe en le fanatisant, mais, que pire, une part considérable de membres se révèle être en attente de ce leader vers lequel elle se précipite et se soumet, nous n’hésiterons pas à le dire, volontairement ?
L’énigme de la servitude volontaire (introduite par La Boétie) est au cœur de ce livre ; elle est l’une des questions actuelles de notre époque (depuis l’émergence barbare des totalitarismes au mitan du siècle précédent).
C’est en ce sens que ce que Manuela nous apprend sur les communautés analytiques concerne bien sûr les psychanalystes dont elle attire l’attention sur les circonstances qui favorisent dans leurs associations le retournement de la psychanalyste contre la méthode psychanalytique, mais concerne aussi tout un chacun que cette énigme laisse fondamentalement intranquille et inquiet.
Une fine connaisseuse de ce qui se trame dans nos groupes
Le trajet psychanalytique et institutionnel de feu notre collègue l’avait préparée à la tâche engagée dans ce livre, dans d’autres et dans ceux qu’elle avait annoncés et qu’elle ne pourra plus, hélas, nous offrir. Sa formation de psychiatre et de psychanalyste accomplie entre Madrid et Genève, sa pratique de psychanalyste d’adultes et d’adolescents et son expérience de l’analyse des groupes ainsi que ses nombreux investissements nationaux comme internationaux dans les institutions psychanalytiques (présidente de l’Association psychanalytique de Madrid, représentante de l’Europe au sein du conseil de l’Association psychanalytique internationale et membre du conseil exécutif de la Société européenne pour psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent) ont fait d’elle une fine connaisseuse de ce qui se trame dans nos groupes, du poids (parfois néfastes) des transferts (trop souvent implicites mais déterminants) qui s’y développent et des dérives antipsychanalytiques qui insidieusement s’accomplissent en détournant l’association vers une politisation de l’association où les enjeux narcissiques de pouvoir dominent au détriment de la mission de transmission et de développement de la psychanalyse.
Les représentations de soi-même du lecteur sont déstabilisées, il est contraint d’envisager que cette propension au fanatisme et à l’intolérance n’est pas l’affaire seulement d’un autre...
Dans son entreprise, elle est aidée par sa très grande ouverture d’esprit et sa profonde curiosité pour les mécanismes du fonctionnement psychique (le sien propre comme celui nécessairement différent d’autrui). Elle évite tout procès ad hominem et toute dénonciation d’une situation groupale reconnaissable en annonçant d’emblée que « toute ressemblance avec des personnes réelles est purement fortuite ». Mais, lorsqu’elle « invente » une petite société analytique imaginaire où elle nous décrit les processus par lesquels un collègue renommé et reconnu par ses grandes capacités intellectuelles est érigé à la tête de l’association où il s’avérera devenir un être manipulateur, séducteur et assoiffé de pouvoir, irrespectueux de la dignité des collègues, tout psychanalyste mais aussi tout profane reconnaîtront, sans peine, des situations qu’ils ont vécues au quotidien de leur vie. Les représentations de soi-même du lecteur sont déstabilisées, il est contraint d’envisager que cette propension au fanatisme et à l’intolérance n’est pas l’affaire seulement d’un autre, mais que c’est en lui, en premier lieu, qu’il doit repérer la facilité à suivre cette pente.
Quelle que soit notre prétention narcissique à vouloir qu’il en soit autrement, il est malheureusement indéniable que nul ne peut surmonter totalement ses fantasmes infantiles de toute-puissance et que des tendances régressives agissent occultement et inexorablement en chacun. Dès que les circonstances s'y prêtent, ces fantasmes prédominent au profit de notre quête de la gloire et de l'admiration. Par négligence intellectuelle et recherche d’un confort dont nous voulons oublier l’exorbitant coût psychique et culturel, notre mouvement premier est de céder à cette tendance qu’il nous faudrait reconnaître comme inhérente à la vie psychique.
La cascade fanatique
Nous préférons cette voie à celle de l’effort psychique (maître mot dans ce livre) que nécessiterait l’élaboration permettant le passage de la reconnaissance des perceptions des signes avant-coureurs du fanatisme à l’intellection psychique de ses effets sur l’individu et le groupe. Les petites sociétés (ce qui est le cas des sociétés psychanalytiques) sont plus fragiles que les autres, leur nature essentiellement endogame (il y aurait beaucoup à dire sur ce point) favorise les rivalités affectives, le plus souvent, inconscientes entre les membres, les difficultés et les conflits initiaux qui en résultent sont, fréquemment, transmis, sans aucune élaboration d’une génération à l’autre et, plus pernicieux, cet héritage est assimilé abusivement à une tradition psychanalytique (ou autre) qu’il faudrait respecter.
C’est la quête des racines de ce phénomène, inhérent à la vie psychique, qui constitue la boussole de notre auteur. Elle décrit avec une précision chirurgicale les phénomènes de ce qu’elle désigne comme la cascade fanatique mais ce qui lui importe, au-delà de la phénoménologie, ce sont les mécanismes et processus psychiques d’émergence du fanatisme dans l’institution, son installation et son maintien plus ou moins durable (avec toujours de profondes séquelles pour l’avenir de l’institution). Elle montrera de manière pertinente et heuristique que les mécanismes et les processus fanatiques font partie du développement de la psyché et donc de la culture et qu’ils possèdent toujours et encore une redoutable actualité.
Sans jamais prétendre que son étude lui permet de conclure, elle veut apporter une contribution qui éclaire un peu plus ce phénomène qui, pour elle, menace la psychanalyse, la culture. Elle prend appui sur des œuvres qui parlent clairement de ce phénomène. Une attention critique est portée, d’une part, au film de Dennis Gansel La Vague (2008) et, d’une manière encore plus minutieuse, à Conscience contre violence de Stefan Zweig (livre qu’elle donne envie de lire ou relire). Ce dernier livre, est un texte prémonitoire rédigé en 1936, en pleine montée du fascisme qui nous confronte au conflit exemplaire entre Sébastien Castellion et Jean Calvin et nous fait vivre un affrontement qui déborde, lui aussi, de beaucoup son cadre historique. Son enjeu, toujours vivace, nous interroge tous sur la capacité qu’ont la liberté de pensée et la tolérance de se dresser contre la puissance annihilatrice des intégrismes.
Avec une grande érudition, Manuela Utrilla Robles va faire appel au savoir philosophique, à la psychanalyse, aux sciences humaines et aux productions artistiques. Nous croiserons sous sa plume, toujours convoqués à bon escient, de nombreux auteurs : Freud, Melanie Klein, Winnicott et Fain, mais aussi des philosophes et des écrivains tels que Plotin, Russell, Morin, Neruda, Montaigne ou Zweig et ce ne sont là que quelques-unes des références.
Pouvoir supporter l’hétérogénéité du monde, des humains, de la vie exige un effort psychique qui n’a rien de naturel.
Dans sa remontée archéologique pour « répondre » à la question Qu’est-ce que le fanatisme ?, l’auteur nous fait découvrir, pour notre plus grand plaisir de lecteur, les liens qu’elle tisse entre l'épopée babylonienne de la création du monde : Enūma eliš et l’essence du manichéisme. Cela lui permet de montrer que l'erreur de la doctrine manichéenne réside dans la séparation stricte qu’elle veut établir entre le bien et le mal. Cette volonté de distinction inéluctable est une lutte désespérée contre un chaos premier où bien et mal sont indémêlables l’un de l’autre, inextricablement noués de manière paradoxale, contradictoire, ambivalente. Cette indétermination première est source d’anxiété, d’angoisse et est vécue comme une menace d’anéantissement individuel qui remet en cause tous nos désirs de toute-puissance et notre passion pour les synthèses unificatrices de l’hétérogène en faveur d’une homogénéité (que nous voudrions salvatrice et consolatrice). Pouvoir supporter l’hétérogénéité du monde, des humains, de la vie exige cet effort psychique que nous avons déjà évoqué et qui, nous l’avons indiqué, n’a rien de naturel. Y parvenir nécessite bien des renoncements quant à la satisfaction pulsionnelle directe et immédiate, elle impose beaucoup de dérivations. L’homme ne chemine pas en ligne droite, les boitillements de sa pensée le contraignent à une démarche chaloupée. Le but visé n’est toujours atteint qu’asymptotiquement et, finalement, le chemin, en tant que manifestation éthique, importe plus que les buts atteints ou non.
Esprit de groupe et effets "familialistes" de l'endogamie
Le fanatisme désigne le partage par plusieurs personnes ou groupes d’une croyance que l’on fait équivaloir à la vérité, à la réalité (même si celle-ci dément la croyance). Il se caractérise par une pensée dogmatique, un manque d’esprit critique, des raisonnements manichéens, par une haine des différences et donc de la pensée. Tout cela agissant dans un seul but : imposer ses croyances comme une pensée unique (voire comme la seule pensée vraie) en forçant tout le monde à renoncer à toute singularité par amour de l’unité, de la patrie, de l’esprit de groupe. Les singularités appellent une pensée de la différence qui, par essence est antifanatisme.
Du coup, au nom de la supposée nécessaire homogénéité se perdent des valeurs qui sont essentielles dans le devenir civilisé de l’humanité : le respect et la dignité de chaque personne – chacune étant considérée comme un maillon irremplaçable et inaliénable de la transmission du travail de culture (nous pourrions ici évoquer le film exemplaire de Capra, La Vie est belle, sorti en 1946).
Tant La Vague que le conflit Castellion-Calvin et l’expérience historique de Savonarole mettent en lumière comment l’espoir d’adhérer à une conception d’un monde fini, homogène et omnisciente est un terreau propice aux processus de régression à des fonctionnements infantiles et primitifs (dont la pensée animiste constitue le cœur). Cela existe partout dans le monde des groupes et des institutions, mais encore plus dans les sociétés analytiques où l’activation quotidienne, dans la pratique, des processus inconscients et les effets «familialistes» de l’endogamie forment le terreau propice, dès que l’on renonce à l’effort psychique, au dévoiement des missions analytiques de l’institution. Développer la science psychanalytique n’est possible que si l’on n’oublie jamais qu’il n'existe ni processus de pensée, ni relation humaine qui échappe à l’œuvre silencieuse des processus affectifs qui les traversent, les contaminent de manière contagieuse. Plus que croire que nous aurions atteint à la vérité absolue, nous devons nous interroger toujours sur les prémices de notre pensée, en nous questionnant sur ce que nous poserions trop vite comme des axiomes indiscutables en négligeant qu’il peut s’agir de nos premières erreurs de pensée au nom du principe de plaisir.
L’amour de la vérité, que la psychanalyse vise à renforcer pour en faire la source de notre réflexion, est le plus souvent battu en brèche par nos souhaits inconscients le plus primitifs.
En ce point Manuela Utrilla Robles différencie la notion d’idéal du processus d’idéalisation. Les idéaux sont nécessaires à la vie humaine et sociale. Sur eux, dès lors qu’ils ne sont pas trop tyranniques mais des axes d’orientation, s’appuient les projets à court et long terme. Mais dès lors qu’ils deviennent exclusifs de toutes autres visées et qu’ils se font contraignants, s’amorce le processus d’Idéalisation (qui, au nom de l’idéal, dévalorise la réalité du monde, refuse toute autre pensée et méconnaît l’altérité fonctionnaire de nos interlocuteurs), lequel favorise la régression à une pensée régie par les processus primaires – c’est un bon terreau pour le développement du fanatisme et de l’intolérance.
L’odyssée infinie sur le chemin de l'effort psychique
L’amour de la vérité, que la psychanalyse vise à renforcer pour en faire la source de notre réflexion, est le plus souvent battu en brèche par nos souhaits inconscients le plus primitifs. Guidés par l’intérêt égoïste du narcissisme et par la recherche de satisfactions immédiates et directes, nous ne sommes que trop enclins à prendre nos désirs pour la réalité, non pas psychique, mais du monde. Nous tombons trop aisément dans le wishful thinking. Nous pouvons ainsi momentanément nous soustraire au réel du monde et aux désillusions, déceptions qu’il nous impose mais ce qui est laissé de côté dans le processus de régression et reste hors élaboration, fait toujours, tôt ou tard, retour dans le réel et nous payons alors au centuple le prix de ce qui n’a pas été élaboré et nous en faisons parfois très tragiquement et effectivement les frais au quotidien de la vie.
Comment lutter contre le fanatisme, comme surmonter les constellations fanatiques ? Aucune solution finale n’est proposée par Manuela, mais l’invitation à accomplir une Odyssée infinie. En cours de route, il existe des stations dont nous devons toujours nous garder de les prendre comme le terme du voyage, comme le point d’arrivée définitif. Manuela soulève de nouveau la question freudienne quant à savoir s’il peut exister des foules sans leader (c’est alors une idée, un objet commun qui serait mis en place d’Idéal du moi) et, dans ce cas, l’étude comparative et critique des foules avec ou sans leader s’imposerait et pourrait apporter une contribution à la lutte contre le fanatisme. Sans cesse, il faut reprendre le chemin de l’effort psychique d’autant plus si l’on est réellement averti que le danger de céder à la pente du fanatisme est fondamentalement en nous. C’est avant que cela se cristallise en cascade fanatique, qu’il faut être capable d’en repérer les signes avant-coureurs. Une fois que la machine de dérapage s’est enclenchée, il devient plus que difficile, presque impossible d’échapper à la cascade mais essayer de le faire reste une obligation éthique pour ceux qui sont attachés à la liberté de penser, au respect de la dignité des personnes. Pour ces amoureux de la vérité, comme bien commun prometteur d’avenir, la beauté du travail de culture a bien plus de prix que les satisfactions immédiates et ils ont cœur de favoriser le pouvoir de transmettre en mettant en échec, autant qu’il se peut, le pouvoir comme amour de la domination.
François Villa, le 21 février 2023
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