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Freud au Moyen-Orient: entre la victime et l'agresseur (à propos du 7 octobre 2023)

Par Daniel Kupermann


Le Triomphe de la mort (1562), Brueghel l’Ancien, détail.


La séquestration des esprits

Il m’aura fallu exactement 79 jours, 17 heures et 36 minutes, à partir du moment où le monde a pris conscience de ce qui se passait, pour décider de publier quelques considérations sur l’atroce attentat perpétré par le groupe terroriste Hamas le 7 octobre 2023 sur le sol israélien, sur la réponse militaire dévastatrice d’Israël, et sur cette énième guerre au Moyen-Orient.


Le massacre commis par des hommes du Hamas m’a laissé sans voix. Mille trois cents personnes assassinées en quelques heures, sans distinction d’âge, de sexe ou de nationalité. Des bébés, des femmes torturées, violées et tuées, des personnes âgées profanées et, pour finir, la séquestration de plus de deux cents personnes, de nouveau de tous âges.

Les réactions immédiates d’amis et de compagnons de la gauche brésilienne m’ont laissé sans voix. Les cadavres n’avaient même pas encore refroidi que l’insensibilité face à l’infamie survenue s’affichait sur les réseaux sociaux, accompagnée de la justification plus ou moins explicite des actes odieux revendiqués par le Hamas. 

En adoptant la stratégie de la « terre brûlée » la réaction militaire israélienne m’a, ici aussi, laissé sans voix. Aucune surprise dans l’invasion de Gaza à la recherche des otages séquestrés ni dans l’objectif annoncé de détruire l´arsenal militaire du Hamas, mais la répétition des scènes d’anéantissement de villes, d’expulsion de populations entières et de morts de civils – d´enfants surtout – promues par les forces militaires subordonnées à Netanyahu, m´est devenue insupportable.


Mon mutisme, accompagné d’une aura dépressive, m’a cependant permis de voir un phénomène psychologique que j’appellerai la séquestration des esprits, si l'on attribue à l'«esprit» la capacité humaine à penser avec empathie, c’est-à-dire à penser à partir de la manière dont la souffrance – la nôtre et celle des autres – nous affecte. Je ne parle pas, bien sûr, d’une empathie sélective, comme la critique à juste titre Butler, mais d’une empathie universelle.


Le proverbe biblique dit « qui sème le vent récolte la tempête ». Et dans le désert du Néguev et alentours, les récoltes sont haineuses et orageuses. Là-bas, d’un côté comme de l’autre, on ne plante que de la haine.

La séquestration des esprits, phénomène hélas bien actuel, ne se contente pas d´abolir notre capacité à penser avec empathie ; elle intensifie nos passions narcissiques. Lorsque l´esprit est séquestré, notre vision se trouve limitée par des œillères idéologiques et notre pensée embrasse une étendue aussi large qu’un nombril, notre propre nombril ou celui du groupe auquel nous appartenons. Voilà une manière – peut-être l’unique manière – de ne pas être touché par les récits et les scènes du 7 octobre en Israël, et des jours suivants à Gaza. C’est la condition subjective  nécessaire à l’épanchement de la culture de la haine, comme on le voit se produire en Occident.


De jeunes étudiants en quête d’applaudissements qui crient « mort aux Juifs ». Les politiques de gauche qui vocifèrent contre l’existence de l’État d’Israël. Des Juifs avides de vengeance qui soutiennent la destruction totale de Gaza. Les politiques de droite qui capitalisent en leur faveur les effets du chaos.

Le proverbe biblique dit « qui sème le vent récolte la tempête ». Et dans le désert du Néguev et alentours, les récoltes sont haineuses et orageuses. Là-bas, d’un côté comme de l’autre, on ne plante que de la haine.

Je pense à cela, j´en perds encore une fois la voix.



Les destinées de l’identification à l’agresseur

Le psychanalyste hongrois S. Ferenczi (1873-1933).

Le phénomène d’« identification à l’agresseur », décrit par le psychanalyste Sándor Ferenczi (1873 – 1933), nous aide à comprendre ce que j’appelle la séquestration des esprits. Il s’agit d’un mécanisme de défense psychologique par lequel, face à une violation physique ou morale traumatisante,  la victime, ou le groupe vilipendé, développe un lien émotionnel avec son(ses) agresseur(s). La violence extrême nous fait régresser, et en état de régression, nous sommes comme des enfants vulnérables ; nous aimons ceux dont dépend notre vie – même si ce sont nos ravisseurs, comme dans le cas du syndrome de Stockholm.

Cependant, une autre forme possible de lien affectif, encore plus emprisonnant que l’amour soumis, est la haine destructrice, par laquelle nous devenons égaux à ceux qui nous ont assujettis. La haine destructrice favorise les fantasmes et les actes de vengeance – du sujet qui a subi des mauvais traitements et devient délinquant, du violé sexuellement qui devient violeur, jusqu’aux cas, si bien décrits dans les films sur la Maffia italienne, dans lesquels des familles concurrentes ne cessent de s’exterminer mutuellement.


C’est ainsi que terrorisme et violence militariste ont tous deux la capacité de séquestrer nos esprits et de mobiliser nos pires passions, en mettant l’accent sur la haine destructrice. Face à l’horreur provoquée par l’idée des actes terroristes odieux et de la réponse militariste impitoyable, notre pensée se paralyse et la première réaction est la passion vengeresse. « Des êtres aussi vils, capables de telles atrocités, méritent de mourir, de préférence avec des raffinements de cruauté. » Quelque chose d’aussi ancien que l’éthique biblique « œil pour œil, dent pour dent » s’empare de nos esprits et fait de nous des juges impitoyables, voire des meurtriers potentiels.


Le problème est que, apparemment, nos esprits ont été séquestrés le 7 octobre, et que nous ne pouvons plus penser en dehors de la logique binaire de l’identification à l’agresseur ou à la victime...

D’un autre côté, puisque la haine destructrice provoque un immense déplaisir chez ceux qui la vivent, sa contrepartie prévisible est le démenti, qui cherche à minimiser l’horreur dont nous avons été témoins : « Non, il n’est pas possible que des êtres humains fassent cela à des bébés, des  femmes, des personnes âgées ; ce sont sûrement de fausses nouvelles. » Ou encore : « Ils n’ont pas le choix... »

Ainsi, la violence brute fait de nous des incrédules négationnistes ou des vengeurs sanguinaires mus par une passion punitive. Tous deux rejettent une partie de la réalité, pensent de manière manichéiste, simplifient les problèmes de manière à trouver la solution la plus facile : l’extermination de l’ennemi.


Le conflit israélo-palestinien est d´une extrême complexité et comporte des nuances historiques, religieuses, géopolitiques et économiques. Par conséquent, toute tentative de compréhension exige le plein exercice de la pensée empathique. Dans le domaine politique, seule la reconnaissance mutuelle des pertes et des préjudices subis, ainsi que le deuil nécessaire à chacun des peuples, permettraient la reprise des négociations en vue d´une solution – qui semble aujourd’hui lointaine – des deux États coexistant pacifiquement. Pas nécessairement en harmonie, comme l'écrivait Amós Oz, membre du mouvement de gauche israélien «La Paix maintenant» (Shalom Achshav), mais de manière pacifique.

Le problème est que, apparemment, nos esprits ont été séquestrés le 7 octobre, et que nous ne pouvons plus penser en dehors de la logique binaire de l’identification à l’agresseur, ou bien à la victime, l’autre face de la même médaille, puisqu´elle exige vengeance. Certains détestent le terrorisme, le Hamas et, par extension, le peuple palestinien. D’autres détestent l’État d’Israël, sa force militaire, son alliance durable avec les États-Unis et, par extension, tous les Juifs. Le mal est toujours de l’autre côté, qui nous guette. Et les esprits étant séquestrés, tout est permis, tout est justifiable. Des viols suivis de tortures et de morts aux bombardements de zones densément peuplées, des cris de « mort aux Juifs » à l’islamophobie colportée à voix haute ou basse. Et lorsque tout est permis, l’équilibre nécessaire à toute négociation de paix devient impossible.



À propos d’une lettre de Freud

Octobre 2023. La guerre venait à peine de commencer qu´une lettre de Freud adressée au militant sioniste Chaïm Koffler circulait déjà dans les milieux psychanalytiques brésiliens. Dans sa lettre, Freud, Juif autrichien, affichait peu d’enthousiasme pour le projet de création d’un État pour les Juifs et, moins encore, à l’égard de la possibilité que les islamistes acceptent que certains de leurs lieux saints soient confiés à ceux-ci. Muniz Sodré, professeur de communication à Rio de Janeiro, qui a toujours mérité mon admiration, a publié une tribune dans le journal carioca O Globo (28/10/23), citant la lettre pour critiquer ce qu’il appelle la « logique coloniale » qui a inspiré la création de l’État d’Israël, en utilisant le nom de Freud pour suggérer que le père de la psychanalyse avait bien senti que le projet « tournerait mal ».

Enveloppe de la lettre de Freud à Koffler.

Or la lettre de Freud date de 1930. Huit ans plus tard, Freud quitterait Vienne pour Londres – grâce à une négociation entreprise avec les nazis par la princesse Marie Bonaparte – pour échapper à la mort dans les camps de concentration, sort de ses proches. On ne sait pas ce que Freud aurait écrit à Koffler juste avant sa mort ou, s’il avait été encore en vie, après la guerre. Après tout, si sa crainte était que l’immigration des Juifs – fuyant l’antisémitisme existant en Europe – vers le Moyen-Orient « se passe mal », après Auschwitz, le moins qu’on aurait pu penser c’est qu´on pouvait difficilement faire pire. Ce qui me surprend, c’est qu’aucun des collègues ayant cité la lettre susmentionnée n’a jugé important d’analyser sérieusement le contexte dans lequel elle avait été rédigée et celui qui l’a suivi.

Le fait est que l’opinion de Freud avant les atrocités nazies ne nous aide pas beaucoup à réfléchir sur le conflit israélo-palestinien d´aujourd’hui, tout comme il serait peu utile de savoir i Freud aurait changé d’avis après que les atrocités d’Hitler eurent fait de lui un réfugié. Dans l’état actuel de violence et de guerre dans la région du Moyen Orient, il vaudrait mieux remplacer les arguments d’autorité, idéologiques ou théologiques, par des principes éthiques et, surtout, par le très freudien « principe de réalité ».

En d’autres termes, la question de savoir à qui appartient l’étroite bande de terre qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée ne peut plus être résolue simplement sur la base de savoir « qui était là en premier ». L’immigration juive moderne dans la région a commencé au XIXe siècle, en réponse à ce que les Européens appelaient la « question juive ». Et en 1947, l’État d’Israël a été reconnu par l’ONU, encore sous le choc du génocide perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale. La réalité d’aujourd’hui est qu’il y a environ neuf millions d’Israéliens et cinq millions de Palestiniens de Gaza (sous la domination du Hamas) et de la Cisjordanie (sous l’Autorité palestinienne) – et toute solution qui ne reconnaîtrait pas ce fait inexorable impliquerait l’extermination d’un des peuples. Or seuls les esprits séquestrés peuvent avoir de la sympathie pour cette idée macabre.


Images ci-dessus : à gauche, Kibbutz attaqué par le Hamas, octobre 2023; photo Kobi Gideon/Gouvernement d’Israël, wikisource ; au centre, Le Mont des oliviers, Jerusalém Est, wikisource ; à droite, bombardement de la bande de Gaza, octobre 2023, wikisource.



La solution des deux États

Dans les années 1970/1980, on pouvait acheter dans les rues de Jérusalem des t-shirts et des sweat-shirts arborant le slogan « Israël is real » (Israël est réel). À l’époque, malgré les conflits qui existaient déjà avec les voisins Arabes, il régnait en Occident un climat d’optimisme relatif en raison de l’émergence d’un pays démocratique au Moyen-Orient, ainsi que des progrès technologiques qui ont permis aux kibboutzim – communautés agricoles, majoritairement socialistes – de fertiliser une terre désertique.

Actuellement, en raison de décennies de souffrance du peuple palestinien, des questionnements surgissent quant à la légitimité de l’État d’Israël, comme s’il était possible d’effacer l’histoire de l’immigration juive et ses 75 ans d’existence. Idéologies mises à part, les faits existent. La seule solution éthiquement acceptable au conflit israélo-palestinien est la création d’un État palestinien souverain, aux côtés de l’État d’Israël.


Refuser l’existence de l´autre, différent de nous-mêmes, ainsi que nier la réalité qui s'impose à nous, est un mécanisme psychique au service des fantasmes de toute-puissance délirants et dangereux.

La question à se poser est donc la suivante : quels représentants du peuple palestinien et de l’État d’Israël seraient les plus aptes à favoriser l’épanouissement de la vie au Moyen-Orient ? – la culture de la mort, nous le savons, étant le propre du Hamas et d’autres groupes terroristes, ainsi que du gouvernement d’extrême droite de Netanyahu, qui persiste à maintenir des colonies juives en Cisjordanie et, par là-même, les habitants de Gaza dans une condition existentielle oprimée et indigne.

Refuser l’existence de l´autre, différent de nous-mêmes, ainsi que nier la réalité qui s'impose à nous, est un mécanisme psychique au service des fantasmes de toute-puissance délirants et dangereux. Très dangereux. Et c’est ainsi que les pratiques négationnistes, autant que la haine destructrice, prospèrent dans les diverses formes de fanatisme et de fondamentalisme typiques des messianismes qui orientent le terrorisme islamique, certes, mais aussi le projet chauvin du « Grand Israël ».



Daniel Kupermann est psychanalyste, professeur au Département de Psychologie Clinique de l’Institut de Psychologie de l’Université de São Paulo, président du Groupe de recherches brésilien Sándor Ferenczi et chercheur boursier au CNPq. Il a publié le livre Pourquoi Ferenczi ? Le style empathique dans la clinique psychanalytique, aux Éditions d’Ithaque.


Cet article a été originellement publié par la revista Cult, le 15 janvier 2024, dans la section des chroniqueurs.

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