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L’enfant vivant en Ferenczi, de plain-pied avec le terrible

Dernière mise à jour : 24 oct. 2022


À propos du livre de Daniel Kupermann, Pourquoi Ferenczi ?

Par Philippe Réfabert



S. Ferenczi
Sandor Ferenczi

Le texte qui suit à été présenté par Philippe Réfabert, psychanalyste, à la Matinée d'études : Pourquoi Ferenczi ?, organisée par Ithaque à Paris, le 15/10/2022, avec la participation de Daniel Kupermann, Jean-François Chiantaretto, Yves Lugrin et Eva Landa.




"Dans un village de Hongrie, le forgeron s’est rendu coupable d’un crime méritant la mort, mais le bourgmestre a décidé de faire pendre en expiation, non pas le forgeron, mais un tailleur, car a-t-il dit, il y a deux tailleurs [Schneider] dans le village mais aucun autre forgeron, et il faut que le crime soit expié."
S. Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, GW VI, p. 235




Pourquoi Ferenczi ? Pourquoi Ferenczi est-il choisi par Freud ? Pourquoi excède-t-il Freud ? Pourquoi se retrouve-t-il en compagnie d’Emma Eckstein comme figure exemplaire des analysants qui ont buté sur le gewachsene Fels, autrement dit sur l’angoisse de castration ? Pourquoi lui, qui revient sur une répudiation, est-il répudié par les fidèles ? Pourquoi Ferenczi s’acharne-t-il ? Pourquoi sera-t-il ostracisé ? Pourquoi n’est-il pas cité, comme l’écrit Cremerius, par ceux qui lui doivent le territoire qu’ils occupent (Winicott, Mahler, Little, Spitz, Nacht, Kohut, Searles, Sullivan, Fromm-Reichman, etc.) d’avoir fait, lui Ferenczi, le saut décisif ? Par « saut décisif » je veux parler du saut qui consiste à penser, non pas par cette « misérable intersubjectivité » comme dit justement André Green, mais en termes d’unité-duelle. C’eut été, pour lui l’occasion de rappeler la pertinence heuristique de la notion d’unité-duelle que nous devons à Imre Hermann, connu en France grâce à Nicolas Abraham.


« C’est un fait que généralement on me considère comme l’enfant terrible de la psychanalyse. » – S. Ferenczi

Pourquoi Ferenczi est-il considéré comme cet enfant terrible de la psychanalyse ? Pourquoi fou ? Fou de Freud, fou tout court ? Qui est fou ? De toutes ces questions, j’en retiens deux. La première, pourquoi Ferenczi est-il choisi, pourquoi est-il élu « Paladin et grand vizir secret » (lettre de Freud du 13/12/29) ? La deuxième, pourquoi est-il désigné « enfant terrible » et par qui ? Les deux questions sont liées.

Par qui ? Serait-ce quelqu’un de mal intentionné à son endroit ? Non, c’est la façon qu’il a de se désigner lui-même. Et c’est Balint qui le dit. Et mon ami hongroise, Agnes Jacob, a trouvé un texte en hongrois où Ferenczi déclare en 1931 : « C’est un fait que généralement on me considère comme l’enfant terrible de la psychanalyse. »


« Enfant terrible » ? Cette expression est pour moi la contraction de « enfant-de plain-pied-avec-le-terrible », avec ce qui suscite effroi, qui terrasse, qui saisit, qui submerge, qui foudroie. Enfant de plain-pied avec le crime, celui que l’on répète immanquablement. Et on peut ajouter de plain-pied-avec-le-terrible-de-l’enfance, et de l’enfance de la psychanalyse, donc de l’enfance de Freud.

C’est de ce lieu qu’il peut écrire à Freud le 25/12/1929 : « Dans tous les cas que je suis parvenu à pénétrer assez profondément, j’ai trouvé la base traumatique-hystérique de la maladie. »

Formule qui, à bien y regarder, reprend les mots de Freud, du manuscrit K 2/96 :

« L’hystérie commence par le terrassement “Überweltigung” du Moi, […] on peut nommer ce premier stade de l’hystérie, hystérie d’effroi ; son symptôme primaire est la manifestation d’effroi du fait d’une lacune psychique. »

Cette faculté de Ferenczi, d’être de plain-pied avec la menace de mort, le meurtre, de plain-pied avec toutes les nuances qui existent entre le séduire à vivre et le séduire à mort c’est cela, pour moi, ce qui attire l’enfant vivant-meurtri en Freud. C’est parce qu’il est de plain-pied avec le terrible que Ferenczi est choisi par Freud comme Paladin, soit le chevalier qui comme Perceval défend le Roi pêcheur, combat les injustices, dissipe les enchantements, et court à la recherche de l’inaccessible. Et, dans les versions tardives de la légende du roi Arthur, le chevalier errant qui défend la veuve et l’orphelin, ici l’enfant meurtri, endormi, guéri, mal guéri, enfoui, en Freud.


« … il y a pour l’analyste une tâche inévitable : qu’il se conduise comme il veut, qu’il pousse aussi loin qu’il peut la bonté et la relaxation, le moment vient où il doit reproduire de ses mains le meurtre perpétré jadis sur le patient. » – S. Ferenczi, Journal clinique, 8 mars 1932.


J’anticipe. Je propose une réponse à la question posée par le titre du Daniel Kupermann, Pourquoi Ferenczi ? Parce que Ferenczi dissipe l’enchantement sous lequel le caractère héroïque de l’auto analyse nous a tenu, un enchantement qui a eu des « effets iatrogènes » en effet, pour reprendre ce mot terrible de Daniel Kupermann.

Le lieu où je me tiens pour lire Pourquoi Ferenczi ? est celui auquel je suis arrivé en lisant les livres de Carlo Bonomi. De ce lieu Ferenczi sauve la découverte de Freud parce que son travail restitue la « résistance » de Freud à sa propre découverte.

Une découverte catastrophique, une découverte faite sous la terreur, dans l’effroi ressenti – devant quoi ? –, devant la répétition d’un crime. « … il y a pour l’analyste une tâche inévitable : qu’il se conduise comme il veut, qu’il pousse aussi loin qu’il peut la bonté et la relaxation, le moment vient où il doit reproduire de ses mains le meurtre perpétré jadis sur le patient. » – S. Ferenczi, Journal clinique, 8 mars 1932.


* * *


Vous avez pour moi, Daniel Kupermann, l’immense mérite de ne pas vous en tenir aux seuls derniers textes de Ferenczi mais de revenir, et de façon privilégiée, à «Transfert et introjection», ce texte de 1909 qui, à mon sens, trace, non seulement avec la figure de l’introjection mais en l’associant au mot transfert, la ligne directrice fondamentale de la pensée et de la pratique de Ferenczi et de tous ceux qui ont enrichi la pensée psychanalytique.

Pourquoi Ferenczi ?
Table des matières du livre de Daniel Kupermann, Pourquoi Ferenczi ?

Parce que cette figure fonde le transfert et définit le style de Ferenczi, sa disposition fondamentale, sa métapsychologie, sa pensée de la pratique : « [quand le paranoïaque projette à l’extérieur les émotions devenues pénibles] le névrosé cherche à inclure dans sa sphère d’intérêt une part aussi grande que possible du monde extérieur pour faire l’objet de fantasmes conscients ou inconscients. Ce processus qui se traduit à l’extérieur par la Süchtigkeit des névrosés est considéré comme un processus de dilution, par lequel le névrosé tente d’atténuer la tonalité pénible de ses aspirations librement flottantes, insatisfaites et impossible à satisfaire. »


Et à Ferenczi d’ajouter deux pages plus loin que « l’introjection ne peut donc être considérée comme un processus psychique caractéristique des névrosés ».


S’agissant de « la recherche d’un rapprochement avec la métapsychologie freudienne » dont vous soutenez qu’il n’a jamais voulu s’éloigner, je dirais pour ma part, que poser le mécanisme d’introjection, dès 1909, un an après leur première rencontre, était – sans le vouloir et sans y paraître – comme déclarer la construction de la métapsychologie de Freud obsolète, et bonne à mettre au musée des sciences. Et ce, de la même façon que la réhabilitation du trauma, depuis Thalassa jusqu’à « Principe de relaxation et néo-catharsis », rend obsolète les universaux, le complexe de castration, les fantasmes originaires et les traumas phylogénétiques. Je vous suis reconnaissant d’attirer notre attention et d’indiquer en note [chap. 4, p. 124] que Ferenczi recourt dès 1909 « au mot allemand “Süchtigkeit” (impulsion, tendance, aspiration, d’après les termes utilisés par lui-même) pour désigner la propriété de la libido “librement flottante”, toujours insatisfaite et à la recherche d’objets, source de l’introjection » [Süchtigkeit vient de suchen, être en quête, et de Sucht, qui signifie mal, manie, passion, rage, fureur]. Je propose de voir dans ce mot, Süchtigkeit, le substitut, l'équivalent de « pulsion » dans le paradigme de Ferenczi, c’est-à-dire dans un champ entièrement débarrassé du regard médical qui est encore celui de Freud, un regard qui se place comme sujet de l’observation, met l’objet à l’extérieur, néglige ou efface son implication.

C’était là, somme toute, la première étape de la découverte de la métapsychologie, la résistance de Freud à la découverte de son implication, à la découverte de la psychanalyse où le sujet ne l’est qu’à être aussi l’objet de sa recherche.


Je suis d’accord avec Kupermann pour faire de cette métapsychologie du soin (théorie de la constitution subjective et de l’avènement du langage, théorie de la clinique, et métapsychologie des processus psychiques du psychanalyste), la métapsychologie tout-court, ou une partie du contenu de la pensée psychanalytique.

À l’occasion de ma lecture de Pourquoi Ferenczi ?, je me suis demandé si ce terme de Süchtigkeit n’était pas préférable à celui de pulsion pour parler de la requalification chez l’humain de l’instinct animal, pour parler donc de cette source énergétique qui alimente l’appareil psycho corporel.

Que garder de la définition du concept fondamental, la pulsion ? Dans un premier temps je dirais que j’étais tenté de garder un élément de la définition, soit « la mesure de l’exigence de travail qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel » (“ein Mass den Arbeitanforderung, die dem Seelische infolge seines Zusammenhanges mit dem Körperlichen auferlegt ist.” [auferlegen, infliger, imposer en faisant violence).

Mais à y regarder de plus près, tout indique que Freud, quand il parle de corporel ici, pense au biologique comme dans l’incipit des Trois Essais : « Pour expliquer les besoins sexuels de l’homme et de l’animal, on se sert, en biologie de l’hypothèse qu’il existe une “pulsion sexuelle” ; de même que pour expliquer la faim on suppose la pulsion de nutrition. » Et j’en suis venu à penser que « psychique » et « corporel », ici, renvoient aux différents langages, soit la parole et les langages du corps dans le registre des cinq sens dans lesquels l’infans baigne dans le lien que le Nebenmensh noue avec la matrice psychique où il a conçu l’enfant. Ce qui ferait de cette exigence (Anforderung) non pas un « travail » mais une congruence, une compatibilité rythmique, une harmonie – mot dont l’étymologie, le grec Harmonia signifie « cheville » « joint », « juste rapport » [cf., Dictionnaire historique de la langue française]. La parole du Nebenmensh est chevillée au corps (de l’infans) quand elle est dans un juste rapport esthésique, éthique, avec ses langages du corps. Alors, somme toute, je garderais peut-être « pulsion » ou « énergie psycho-corporelle » comprise comme l’effet de rapports entre les langages dans l’unité-duelle, qu’ils soient justes ou qu’ils soient discordants.


Matinée d'études Ferenczi
Daniel Kupermann, Philippe Réfabert et Eva Landa, Paris le 15/10/2022

Ferenczi, Paladin ? Oui, celui qui introjecte et souffre la douleur de l’enfant Freud. C’est son grand patient secret, un patient difficile, qui invoque et refuse, qui attire et repousse, divisé sous l’effet d’un choc entre un enfant qui dort d’un œil et un gardien implacable. Ce choc, cette agonie psychique, dont Freud fait état dans la lettre du 15 octobre 1897 où il évoque un souvenir qui lui revient régulièrement mais sans aucun affect (trace de l’anesthésie), souvenir où, au comble du désespoir (Hilflosigkeit), abandonné des dieux, il cherche sa mère et où pour toute réponse son frère se rit de lui et exerce son harcèlement taquin « Hänselei », se paye sa tête en faisant un bon mot à ses dépens (Tu crois qu’elle est coffrée, hein ?). C’est dans cette même lettre que surgit Œdipe, le héros clivé par excellence.

Dans les « Notes sur le traumatisme », les textes écrits après ce qu’on appelle le tournant de 1928, je vois Ferenczi parler de l’enfant Freud, un enfant où il se reconnaît et qu’il aime sans mesure. Sa folie est d’avoir la conviction intime qu’il arrivera un jour à le convaincre, hors transfert, de la réalité de ce qui n’a pas eu lieu parce que sa conscience s’était éclipsée quand ça s’est passé. Sa furor sanandi, consiste à ne pas tenir compte du refus du gardien Inflexible, en Freud ; de faire comme s’il n’y avait pas chez lui de défense contre le terrible, contre la psychanalyse-même quand sa notion fondamentale est celle du transfert dont l’essence est l’introjection.


Pourquoi Ferenczi ? Parce que c’est le nom du maître secret que Freud se sera donné, mais en le rejetant, dans l’après coup d’une découverte terrible, une découverte qui l’a excédé, une découverte traumatique.

Le terrible ? C’est dans le registre du terrible que Freud découvre la psychanalyse le jour où il reconnait son implication dans le drame avec sa première patiente, où il se voit dans Emma dont le trauma le renvoie au sien propre. C’est là l’enseignement du livre de Carlo Bonomi, Brève histoire apocalyptique de la psychanalyse, l’effacement du trauma, à l’élaboration duquel j’ai modestement participé (un livre que nous lirons prochainement en anglais, en attendant l’édition en français à laquelle j’ai beaucoup travaillé), et qui contient une contribution à cette lecture mutuelle de Freud et Ferenczi que J.-F. Chiantaretto appelle de ses vœux dans sa préface au livre de Kupermann.

Du lieu de ce terrible qui l’a subjugué, un terrible contenant tout à la fois de l’inavouable, de l’inconnaissable et de l’impensable (obstacle épistémologique), Freud aura fait deux choses. Premièrement, il ne recule pas, il écoute, il n’est plus médecin, il se laisse déplacé du lieu où le médecin observe car, c’est là la révélation, l’entendre se substitue au voir et la prévalence de l’entendre est posée comme dans la tradition de l’étude juive. Puis, il va se détourner du lieu du terrible où tout s’effondre, pour construire un édifice théorique universel «scientifique» avec notions, concepts et complexes propres à «expliquer», à le protéger de l’horreur de son effacement entrevu, un édifice où la prévalence est restituée au voir, à l’idea.


Ferenczi, séduit par cette formidable découverte aux confins du terrible avec laquelle il est de plain-pied, se sera heurté à la défense de Freud contre le terrible... de sa propre découverte, contre l’effroi ressenti à l’occasion de cette découverte.

Tout cela aboutit à ce que Ferenczi, désemparé, meurtri de ne pas arriver à forcer les défenses de son ami contre lesquelles il lance des assauts répétés depuis 1924, expose secrètement dans son Journal clinique les résultats de son travail de Paladin et grand avisé secret, un paladin dans la position inconfortable de Don Quichotte, celui qui, trois siècles après le roi Arthur, a succédé à Perceval et qui, dans cette posture, s’est retrouvé roué de coups. En fait, déjà à l’occasion des derniers textes lus aux congrès d’Innsbrück, Oxford, Wiesbaden, il avait exposé ses vues qui sont autant de séances d’analyse sauvage pour son analysant secret.


Pourquoi Ferenczi ? Parce que c’est le nom du maître secret que Freud se sera donné, mais en le rejetant, dans l’après coup d’une découverte terrible, une découverte qui l’a excédé, une découverte traumatique.

Un Maître secret qui a réconcilié transfert et métapsychologie, ou mieux avec la pensée psychanalytique et celle-ci avec les grandes traditions de sagesse.


Merci encore à Daniel Kupermann de nous présenter la pensée de l’enfant terrible, Ferenczi, qui en restituant le « terrible » a fait que la formidable découverte de Freud soit encore vivante. Vivante, d’avoir été par lui, l’accoucheur, expulsée du coffre auto-analytique.


Philippe Réfabert, Paris le 15 octobre 2022



Matinée d'études Ferebnczi, le 15/10/22
Matinée d'études Pourquoi Ferenczi ? Organisée par Ithaque le 15/10/22, avec Yves Lugrin, Jean-François Chiantaretto, Daniel Kupermann, Philippe Réfabert et Eva Landa.


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