top of page
Rechercher
  • Photo du rédacteurIthaque

Commencer, re-commencer

À propos de Pourquoi Ferenczi ?, de Daniel Kupermann

Par Jean-François Chiantaretto



Fiesz Othon, Lille
La croisée des chemins, par Friesz Othon (1879-1949)

Freud ou Ferenczi ? Cette contrainte à choisir l’un contre l’autre aura fait beaucoup de mal à la psychanalyse pendant de longues décennies, en les destituant l’un et l’autre de leur place propre dans ce que Freud appelait «l’histoire de la genèse de la psychanalyse» – histoire dont il aura voulu d’ailleurs garder la maîtrise. Freud est celui avec qui tout a commencé et Ferenczi est le premier à re-commencer. C’est ce lien organique entre commencer et re-commencer, également au principe même de toute cure, qui a été trop longtemps effacé, d’abord en effaçant Ferenczi, puis au fur et à mesure de son retour dans les débats entre analystes, en l’opposant à Freud, le plus souvent terme à terme – dans une symétrisation passionnelle, où les pour et les contre (les dits freudiens et les dits ferencziens) ont eu tendance à s’affronter comme si leur identité était menacée.


Le grand mérite du livre de Daniel Kupermann, Pourquoi Ferenczi ?, est de prendre acte, littéralement, que l’un ne va pas sans l’autre : qu’il y a lieu, aujourd’hui plus encore qu’hier, de (re)lire Freud avec Ferenczi, de (re)lire Ferenczi avec Freud. Il en prend acte en situant au mieux l’enjeu: la mise en rapport du tournant freudien du second dualisme pulsionnel et du tournant ferenczien, avec ses reformulations métapsychologiques des dernières années, autour de l’idée de l’enfant dans l’adulte – je dirais, quant à moi, de l’infans dans l’adulte.


Après «la mort par le silence» des premières décennies, après les emprunts silencieux et créatifs, dont la figure la plus significative aura été et reste Donald W. Winnicott, après la réhabilitation (partielle) de Ferenczi au titre d’un théoricien pionnier du contre-transfert, enfin, après l’institutionnalisation progressive d’un retour ferenczien à Freud, le temps serait-il venu d’une lecture mutuelle de Freud et Ferenczi ? N’y aurait-il pas à faire travailler d’un même geste l’approche généalogique du malentendu, commencée dès 1958 par Wladimir Granoff et la perspective du «couple fondateur», telle qu’énoncée par Monique Schneider ? Freud avec Ferenczi, Ferenczi avec Freud, ce qu’ils partagent et ce qui les différencie, ce qui leur échappe et nous fonde. Non plus même ce qui s’est passé entre Freud et Ferenczi, dans un dialogue indissociablement destructeur et créateur, mais ce qui se passe entre Freud et Ferenczi, dans la pratique de chaque analyste : dans l’inactuel de sa pensée, en séance et après, toujours et encore animée par une matière transférentielle composite, à travers laquelle les enjeux de transmission et de formation ne sont pas dissociables des problématiques de filiation, c’est-à-dire de la question des origines.


Freud avec Ferenczi, Ferenczi avec Freud : l’exigence d’accepter de faire œuvre du conflit entre «dictature de la raison» et «présence sensible», interprétation et composante empathique du «tact», cadre et pluralité des dispositifs cliniques, unité de la méthode et recours à des aménagements techniques… Autrement dit, il s’agirait de prendre la mesure du caractère constitutionnel de cette conflictualité : au titre d’une polarité à partir de laquelle s’est organisé le mouvement psychanalytique et qui s’avère constitutive du positionnement même de l’analyste en séance – une polarité ayant traversé originellement tant Freud que Ferenczi : donc non réductible à leur opposition.


La théorie de la traumatogenèse développée par Ferenczi, radicalise la reprise freudienne du trauma dans son rapport intrinsèque à « l’état de désaide », avec l’idée selon laquelle toute analyse convoque l’enfant (traumatisé) qui survit dans l’adulte.

Dans l’ouvrage de Daniel Kupermann, la relecture de Ferenczi avec Freud se déploie dans trois directions principales, étroitement imbriquées. La première consiste à envisager l’auto-clivage narcissique comme solution aux difficultés théorico-cliniques rencontrées par Freud hors la névrose à partir des années 1910, une solution s’appuyant sur la reformulation freudienne de la Verleugnung à partir du fétichisme, mais en la déplaçant d’un registre intrapsychique à un registre «intersubjectif» : non plus déni ni désaveu, mais «démenti», un démenti indissociable d’un processus de «désautorisation».


La seconde aborde la théorie de la traumatogenèse développée par Ferenczi, radicalisant la reprise freudienne du trauma dans son rapport intrinsèque à «l’état de désaide», avec l’idée selon laquelle toute analyse convoque l’enfant (traumatisé) qui survit dans l’adulte. Dans cette perspective, toute expérience traumatique (chez l’enfant, mais pas seulement) se déploie en trois temps – expérience indicible, appel à un autre supposé faire fonction de témoin tiers et sensible, « démenti » de l’expérience par l’indifférence de cet autre. La troisième direction met en avant chez Ferenczi, à partir de 1928, la référence à une « éthique du soin », qui serait fondée sur trois principes directeurs : « l’hospitalité » accordée à l’enfant dans l’adulte, l’empathie, la « santé de l’analyste ».


À bien lire le livre, les trois directions évoquées plus haut n’en font qu’une et cela tient à la manière dont il reprend la question du trauma, intimement reliée au «style clinique ferenczien » tel qu’il s’impose à partir de 1928. L’hypothèse de Daniel Kuperman peut se résumer ainsi : la néo-catharsis, fondée sur une théorisation du transfert prenant acte du recours à la régression et au jeu rendu nécessaire avec les «patients clivés», se veut une solution aux impasses techniques dont témoigne Freud, tout particulièrement avec «Remémoration, répétition et perlaboration». Ce texte est d’ailleurs significativement en contradiction avec la technique active employée pour l’Homme aux loups – dans la même période, soit une période charnière marquée précisément par le retour de la question du trauma (refoulée depuis 1897) et l’introduction du narcissisme, annonciatrice des remaniements métapsychologiques des années 1920.

Le problème – clinique, théorique et métapsychologique – des aménagements techniques liés à la psychopathologie des limites est au centre de cette lecture de Ferenczi, d’un Ferenczi cherchant à se trouver/créer dans la confrontation à Freud et à ses contradictions, liées à la dimension nécessairement évolutive du processus créateur et de l’acte fondateur. Kupermann nous montre un Ferenczi à la recherche d’une théorie du contre-transfert et de son élaboration, à travers l’idée que la «perlaboration sensible» de l’analyste permettrait d’associer et de justement doser le versant «qualitatif» de l’interprétation et le versant «quantitatif» de la répétition. La «logique paradoxale» de l’oscillation viendrait ainsi transformer le duel en dualité créatrice.


Si l’enfant se sent non bienvenu, c’est qu’auparavant l’infans a été mal accueilli par les adultes dont il dépendait vitalement, ce qui l’a condamné à être mal accueilli en l’adulte à venir.

Pour lancer la discussion, je signalerais plusieurs points susceptibles de faire débat à la lecture du livre, qui tous découlent selon moi de l’insuffisante prise en compte du défaut chez Ferenczi d’une explicitation théorique de la distinction enfant / infans. Un défaut qui vient fausser ou du moins compliquer l’abord du re-commencement métapsychologique ferenczien : l’infans mal accueilli en l’adulte. Ce re-commencement suppose une différenciation des registres de l’infans et de l’enfant dans l’approche de l’infantile héritée de Freud – différenciation que Ferenczi rend pensable sans lui-même l’expliciter. Il faut d’ailleurs préciser que cette distinction ne s’est progressivement imposée qu’à partir de Winnicott et qu’elle reste encore aujourd’hui inégalement prise en compte au plan de ses incidences métapsychologiques – c’est sans doute Piera Aulagnier qui a véritablement posé les fondements théoriques de la distinction. Je proposerais d’expliciter ainsi la pensée (implicite) de Ferenczi : Si l’enfant se sent non bienvenu, c’est qu’auparavant l’infans a été mal accueilli par les adultes dont il dépendait vitalement, ce qui l’a condamné à être mal accueilli en l’adulte à venir.


Freud sculpté par Oscar Nemon.

Se dessine ainsi un lien de complémentarité entre Freud et Ferenczi dans l’approche du trauma. Freud en 1926 préfigure Ferenczi, en affirmant que toute expérience traumatique réactive l’état d’impuissance de l’infans, la Hilflosigkeit : l’incapacité de s’aider, à être, à ressentir et sentir. Et tout se passe – s’écrit – comme si cette nouvelle donne présupposait l’approche ferenczienne indissociablement de l’infans blessé et de l’infans dans l’adulte. À ce titre, ce que Daniel Kupermann désigne comme le tournant marqué par la trilogie de 1928 ne prend selon moi toute sa portée métapsychologique qu’en 1929, avec « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort ».


Sandor Ferenczi, sculpté par Oscar Nemon.

C’est précisément à cet endroit que le défaut de théorisation, chez Ferenczi, de la différenciation infans /enfant, s’avère source possible de confusion, qui plus est au prisme de la traduction longtemps dominante de la Hilflosigkeit : « état de détresse ». L’infans en état de désaide n’est pas par nature blessé ou souffrant, mais exposé à la blessure parce qu’incomplet et pas fini, incomplété. L’infans est normalement préservé de ressentir la détresse attachée à la dépendance, qui ne vient le blesser que si l’adaptation de l’environnement ne lui garantit pas suffisamment le secours de la toute-puissance. Avec le registre limite, qui prédomine chez Ferenczi, il y a au commencement le désastre traumatique – narcissique – éprouvé par l’infans et littéralement invivable. Ce désastre a obligé le sujet à survivre dans l’auto-clivage narcissique, c’est-à-dire au prix d’une perte de soi dans les investissements de l’autre : une perte de soi en l’autre.

Cet aspect est sans doute trop laissé au second plan par Daniel Kupermann, quand il s’agit de décrire les difficultés du contre-transfert face à ces patients difficiles. Pour l’auteur, l’enjeu premier est de rendre compte de la théorie ferenczienne du tact, prolongeant la préoccupation freudienne : « le tact, c’est la faculté de ‘’sentir avec’’ ». Au-delà de la traduction française du terme allemand Einfühlung, pointée à juste titre comme fautive en ce qu’elle confond empathie et sympathie, l’auteur met en relief chez Ferenczi la complexité de la place de l’empathie dans le contre-transfert : l’articulation de « l’identification empathique » à l’associativité (en résonance avec celle du patient) et à l’activité théorisante.


Empathie vs identification

Dans le registre limite, l’empathie ne vise pas l’analysant en personne, ni même l’ensemble de son fonctionnement psychique, mais l’infans blessé – encrypté dans l’adulte clivé – qui se fait entendre dans la plainte silencieuse de l’enfant traumatisé. Sous réserve que la « présence sensible » de l’analyste permette à l’analysant, dans le transfert, de trouver en l’analyste un témoin tiers pour cet enfant traumatisé, comme le développe l’auteur.


Mais ne faudrait-il pas distinguer identification et empathie et conséquemment renoncer au terme d’« identification empathique », utilisé par l’auteur? Si l’empathie, qui suppose le tact, est définie par Ferenczi comme la capacité de se mettre à la place de l’autre, cela suppose en tous les cas une différenciation. Une différenciation qui repose sur l’aptitude de l’analyste à écouter son écoute, à penser dans l’après coup son expérience intérieure comme affectée par un «contenu affectif psychique venant de l’inconscient du patient», pour reprendre une formulation d’Hélène Deutsch en 1926 («Processus occultes en cours d’analyse»), ayant vraisemblablement influencé Ferenczi dans l’écriture en 1928 de son texte sur l’élasticité. Autrement dit, l’identification comme processus inconscient ne serait-elle pas à distinguer de l’empathie comme moment de contact (conscient/préconscient) rendu possible par ce travail de pensée, par l’auto-investigation de son propre psychisme ? De même d’ailleurs qu’il faudrait distinguer l’empathie du contre-transfert proprement dit.


L’éthique psychanalytique du soin ne serait-elle à penser plutôt comme une éthique du prendre soin, dont la visée première serait de permettre au patient de prendre soin de lui ?


Jean-François Chiantaretto et Daniel Kupermann

« La santé de l’analyste »

Critiquant à la fois la confusion du maternage et l’intellectualisation de l’excès interprétatif, Daniel Kupermann met en avant l’idée ferenczienne de la « santé » de l’analyste » comme condition du maniement du contre-transfert avec les patients dits limites, dans la fidélité à l’axiome freudien selon lequel une analyse ne peut aller plus loin que ce que permet l’analyse de l’analyste. Concernant celle-ci, l’excès de l’attente ferenczienne, prise dans la relation à Freud – comme si elle devait et pouvait aller jusqu’à une fin libératrice des aléas contre-transférentiels – montrerait d’ailleurs les limites de l’axiome freudien. Comme l’écrira Winnicott, la «recherche psychanalytique» ne correspondrait-elle pas toujours à la «tentative de la part d’un analyste de pousser le travail de sa propre analyse plus loin que n’a pu le faire son analyste à lui» ? Soit une exigence rendue particulièrement sensible lorsque l’analyste est confronté à la haine paradoxale – le besoin vital, dans le registre limite, de vivre la déception : d’être décevant dans l’accueil décevant de l’autre.


« L’hospitalité »

La défection d’un témoin tiers garant d’une écoute accordant «l’hospitalité» à l’infans blessé : telle serait la proposition métapsychologique au centre de la lecture de Ferenczi présentée ici par Daniel Kupermann. Elle me paraît essentielle pour la pratique analytique, à condition de prendre la mesure que l’hospitalité accordée à l’infans blessé en l’adulte, d’une part, vise à permettre au patient adulte d’advenir à cette hospitalité pour lui-même et d’autre part, suppose que l’analyste consente pour lui-même à cette auto-hospitalité, dans l’élaboration de son transfert et de son contre-transfert.


« L’éthique du soin »

Dans la même perspective, l’éthique psychanalytique du soin ne serait-elle à penser plutôt comme une éthique du prendre soin, dont la visée première serait de permettre au patient de prendre soin de lui ? Ce qui reposerait, côté analyste, sur cette dialectique de l’interprétation et de l’empathie, centrale dans le livre.


Jean-François Chiantaretto

Le 15/10/2022


Yves Lugrin, Jean-François Chiantaretto, Daniel Kupermann, Philippe Réfabert et Eva Landa, à la matinée d'études Pourquoi Ferenczi ?, le 15/10/2022 à Paris.

Posts récents

Voir tout
bottom of page