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Jean-Claude Rolland, avant d’être celui qui part...

Dernière mise à jour : 23 avr.

Par Fernando Urribarri



Scène de deuil, par Johan Tobias Segel, vers 1796, musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / J.-G. Berizzi.


Jean-Claude Rolland (Lyon, 1941- Morancé, 2024) était médecin, psychiatre et psychanalyste. Il fut président de l’Association psychanalytique de France (APF), et codirigea, avec Catherine Chabert, la revue Libres Cahiers pour la psychanalyse (2001-2017). Auteur d’une œuvre originale importante, il fut l’un des plus brillants penseurs de la psychanalyse française de son époque. Du moins, c’est ce que nous semblaient indiquer certains auteurs de la génération précédente, tels André Green ou J.-B. Pontalis. Il nous a quittés le 14 avril dernier, en nous laissant le souvenir d'un psychanalyste ouvert, curieux, intelligent, cultivé, mais surtout fort engagé dans son temps et dans l'étude de la clinique contemporaine.


Un jour, en discutant avec Pontalis dans son petit bureau chez Gallimard [1] , j’évoquai son travail d’éditeur de la légendaire collection « Connaissance de l’Inconscient », dans laquelle il avait fait paraître des grands classiques de la littérature psychanalytique – Freud, Winnicott, Bettelheim –, mais aussi d’éminents contemporains, comme Masud Kahn, Harold Searles, André Green ou Joyce McDougall. Je lui demandai alors s’il aurait éprouvé la même fierté en publiant un auteur plus jeune. Il se leva immédiatement, prit sur une étagère le livre de Rolland Avant d’être celui qui parle[2] et me l’offrit en souriant.


Quelques années avant, en 2002, André Green publiait ses Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine[3]. Ayant longuement travaillé avec lui sur ce projet, je peux témoigner de l’importance personnelle qu’il avait pour son auteur. Dans la préface, Green raconte que le livre relevait le défi lancé par son vieil ami J.-B., à savoir essayer de produire une version actualisée de l’Esquisse. Il en résulta une sorte de diptyque : d’une part, une cartographie des changements et des défis de la pratique analytique caractérisant le nouveau territoire du contemporain en psychanalyse ; d’autre part, une vision panoramique et synthétique de ses principales idées développées jusqu’alors, offerte aux générations suivantes comme un apport à l’élaboration d’un nouveau paradigme. À qui dédiera-t-il cet écrit passionné, à la fois manifeste sur l’avenir de la psychanalyse et testament intellectuel ? À Jean-Claude Rolland.


La présentation de Jean-Claude fit date parmi nous : l’une de ses séances en face à face avec un analysant psychotique devint le parangon auquel nous allions nous référer tout au long de notre recherche.

J’avais déjà eu la chance de rencontrer Rolland, à la fin des années 1990, alors que je participais à un groupe international de recherches sur la fonction de l’analyste dans la clinique des structures non névrotiques, selon divers courants. Créé et présidé par André Green, ce petit groupe réunissait aussi Otto Kernberg, Elizabeth Bot-Spillius (directrice des archives Melanie Klein, à la British Psychoanalytical Society), Gregorio Kohon, Jaime Lutemberg, et bien sûr, Jean-Claude Rolland lui-même.


En haut, André Green, Elizabeth Spillius, Gregorio Kohon et Otto Kernberg. En bas, Jean-Claude Rolland, Jaime Lutemberg, Fernando Urribarri.

Pendant quatre ans, nous nous sommes rencontrés deux fois par an, trois jours durant. À chaque rencontre, un collègue faisait circuler au préalable un texte contenant ses idées et apportait ensuite du matériel clinique, qui était discuté mot à mot, sous tous les angles possibles et imaginables. La présentation de Jean-Claude fit date parmi nous : l’une de ses séances en face à face avec un analysant psychotique devint le parangon auquel nous allions nous référer tout au long de notre recherche. Le moment clé de cette séance consistait en un mouvement dans lequel l’analyste, « distrait » par ses propres pensées, oublie le patient pendant un moment, et lorsqu’il revient à lui, est terrifié de le voir avec un visage monstrueux, menaçant, comme un mort-vivant. Avec beaucoup d’efforts, l’analyste parvient à rester calme, évite de réagir, et se demande qui est une menace pour qui. Il finit par comprendre que sa réaction contre-transférentielle est l’expression d’un fantasme latent, sadomasochiste, à la fois érotique et thanatique, qui définit la relation analytique elle-même à ce moment-là.


« Il faut trouver la scène libidinale derrière le trauma. Et le trauma derrière la scène libidinale. »

La pensée clinique de Jean-Claude s’ensuit de la manière singulière et créative dont il met au travail une métapsychologie freudienne « revisitée » (selon une lecture approfondie et personnelle) dans le champ de la psychose. Un autre souvenir indélébile de ces réunions de groupe est la formulation d’un des principes qui, selon lui, régissent l’écoute analytique : « Il faut trouver la scène libidinale derrière le trauma. Et le trauma derrière la scène libidinale. » C’est l’exigence de combiner un maximum de complexité à une très grande subtilité.


En voyant la façon qu’avait Rolland de laisser entendre la dynamique de cette séance – sans attribuer sa « vision » à la projection du patient –, je soulignai son affinité avec le style clinique issu de la théorie du « champ analytique intersubjectif » de Willy et Madeleine Baranger. Rolland ne les connaissait pas, mais j’étais agréablement surpris de sa réaction : non seulement il se montra très disposé à en savoir plus, mais il m’invita aussi à le rencontrer séparément pour en parler. Dès notre première rencontre, un courant d’affinité intellectuelle et de sympathie s’établit entre nous, malgré notre différence d’âge – ou, qui sait, grâce à elle : Rolland m’a toujours semblé avoir davantage l’esprit d’un jeune homme curieux que d’un vieux sage.


Parmi les nombreuses choses qu’il m’a transmises, l’une d’entre elles se distingue aujourd’hui : sa lecture originale des idées de Jean-François Lyotard sur la figuration, qu’il s’est approprié et qu’il a développées théoriquement et cliniquement de manière inspirée et rigoureuse – selon moi, ces idées constituent le fil rouge qui traverse et tisse le meilleur de ses écrits.


Enfin, la lecture de ses manuscrits et mes entretiens avec lui ont été une expérience d’apprentissage inestimable. Ils m’ont fait apprécier non seulement l’intelligence qui animait sa réflexion clinique, mais aussi la merveilleuse chaleur humaine qui nourrissait sa générosité. J’ai eu la chance de pouvoir lui rendre la pareille en apportant ses livres à Ithaque.


Buenos Aires, le 21/04/2024.

Fernando Urribarri





[Ithaque a publié les trois derniers ouvrages de Jean-Claude Rolland : Langue et psyché (2020), Le verbe devant l’inconscient (2021) et Aux sources de l'inspiration (2023).]




 


[1] Voir F. Urribarri, Après Lacan : le retour à la clinique, Paris, Ithaque, 2017.

[2] Ouvrage de Jean-Claude Rolland, paru en 2006 chez Gallimard.

[3] Paris, Puf.

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